L’OBSEDANTE FOSSE AUX CADAVRES  

par TRẦN ĐỨC THẠCH

En avril 1975, notre unité (la division 341, communément appelée division Sông Lam A) se joignit à une autre division pour s’attaquer à la base de Xuân Lộc. Le combat acharné dura 12 jours et nuits. Notre bataillon 8, s’étant égaré dans la marche, reçut la mission de faire barrage aux positions clés, afin d’empêcher les forces de la République du Vietnam de se porter en renfort ou de battre en retraite. Il faut reconnaître que la division 18 de l’adversaire se battaient de façon très opiniâtre. J’ai vu de mes propres yeux deux soldats de la division 18 répondre à notre appel à la reddition par des rafales de fusil AR15. Ensuite, ils se sont suicidés en s’enlaçant avec une grenade pressée entre eux deux. Une flamboyante explosion et leurs deux corps s’éparpillaient sur l’orangeraie derrière le hameau Bàu Cá… Cette image tragi-héroïque m’a laissé une forte impression. C’est bien là l’esprit du soldat. Le général qui a sous ses ordres de tels soldats peut en être fier, même dans la défaite. Ils ont exprimé la grandeur d’âme du mâle sur le champ de bataille. Si l’autre côté avait remporté la victoire, ils auraient été certainement glorifiés comme des héros éternels. Mais le destin du pays a pris une autre tournure. Et ils doivent accepter de fondre dans le néant tout comme les 50 marins de l’armée de la République du Vietnam qui ont succombé pour la défense des Paracels.

Entendant des bruits de fusillade, je courus à travers la forêt en leur direction. A savoir vers le hameau Tân Lập, relevant du district Cao Su dans l’actuelle province Đồng Nai, un hameau sis au sein d’une forêt d’hévéas séculaires. Les balles de mitraillette des soldats de l’oncle Hồ se déversaient comme de la pluie. En tant que chef du détachement de reconnaissance, j’identifiais facilement l’éclat de chaque arme grâce à mon expérience professionnelle…

Que se passait-il donc ? J’écarquillais les yeux pour observer. Aucun ennemi en vue, seulement de simples habitants fusillés qui tombaient comme du chaume fauché. Leur sang s’épandait à flots, leurs pleurs s’échappaient en chuchotements. Utilisant un objet pour me protéger, je me dirigeai dans le sens contraire des rafales vers le foyer des fusils en action.

– Ne tirez plus ! C’est moi, Thạch le patrouilleur du bataillon 8 !

A ma voix, les fusils crachèrent encore quelques balles avant de s’arrêter. Je criai :

– Où donc est l’ennemi pour que vous tiriez si férocement ? Vous avez failli me descendre ! 

De jeunes soldats désorientés me regardèrent les yeux ronds :

– Grand frère ! c’est sur ordre .

– Quel genre d’ordre ? Êtes-vous aveugles ? Ce sont là tous des habitants inoffensifs en train de mourir entassés les uns sur les autres ! 

– Vous ne le savez pas. Nos supérieurs nous ont ordonné de tuer par erreur plutôt que de laisser en vie. Nous avons été informés que les habitants de ces lieux sont des teignes ! 

– Je reviens de là-bas, l’ennemi n’est nulle part. Vous n’avez pas le droit de tirer, laissez-moi inspecter la situation. Si quelque chose se passe, j’en prends la responsabilité !

Me voyant résolu, le groupe de jeunes soldats m’obéirent. Je me retournai vers les centaines de personnes tuées et blessées. Elles étaient empilées les unes sur les autres, baignant dans leur sang qui s’écoulait en ruisseaux. Une vieille dame, la main réduite en bouillie par les balles, se tortillait et criait de douleur. Je la traînai à l’ombre puis prit mon unique bande personnelle pour lui faire un pansement temporaire. Quelques instants après, quand je revins vers elle, elle s’était déjà éteinte pour avoir perdu trop de sang. A un autre endroit je vis cinq jeunes filles et cinq jeunes hommes morts fusillés, leurs têtes rapprochées.  Je demandai au jeune soldat qui me suivait : « Qui les a fusillés ? »

– Le sous-chef d’escadron Hướng, grand frère !

Ensuite, je jetai les yeux à travers une porte : une famille était en train de prendre son déjeuner quand un soldat quelconque de l’oncle Hồ jeta une grenade sur le plateau de repas. Spectacle affligeant que toute cette maisonnée abattue éclaboussée de riz et de sang mélangés ! J’étais vraiment choqué. C’est donc ça l‘image du soldat de l’oncle Hồ « que le peuple regrette quand il part et aime quand il reste » ? On dit toujours que les Américains et les Sudistes sont des criminels, comment faut-il alors qualifier cet acte barbare de notre fait ? Mon état d’esprit d’alors était une tempête tourbillonnante. Malgré cela, je voyais ce que je devais faire. Je rassemblai les habitants survivants. Je dis aux femmes et enfants d’aller dans la forêt se sustenter et se reposer provisoirement. Le but était de les empêcher d’assister plus longtemps à l’horrible spectacle. Les hommes de 18 à 45 ans avaient la mission de creuser une fosse derrière le hameau. Les habitants qui possédaient automobile, tricycle Lambretta, ou tracteur devaient les utiliser pour transporter les blessés à l’hôpital. Tout le monde déclara d’une seule voix : « Nous avons des voitures, mais nous avons très peur d’être fusillés en chemin par les soldats de libération ! »

– N ’ayez peur, je vous accompagne !

Je dis à Nghê, un guide partisan dont le père venait d’être tué par les soldats de l’oncle Hồ : « Ce qui est fait est fait, refrénez votre douleur pour m’aider. Récupérez les cartes d’identité et les bijoux des morts pour plus tard quand on en aura besoin. » Et tout cet après-midi là, un chiffon rouge attaché au bras gauche, un fusil AK porté bien en vue, je restais assis dans la voiture de tête du convoi transportant les blessés à l’hôpital de Suối Tre. Le soir, je fis transférer tous les cadavres dans la fosse creusée. Il n’y avait pas d’autre moyen que la fosse commune pour les enterrer. On n’osa combler la fosse que le lendemain midi. C’était la solution de tombe collective que j’étais obligé d’adopter dans une telle situation. Le soleil frappait dur, on ne pouvait laisser indéfiniment exposés les cadavres des gens. Une tombe commune pour de centaines de personnes, sans encens, sans rien. Je fis nettoyer proprement les lieux du massacre. Ensuite seulement je permis aux femmes et enfants de revenir de la forêt. J’avais passé outre à mes supérieurs pour agir selon la voix de ma conscience. J’avais fait le maximum pour sauver des compatriotes. Je croyais avoir bien agi, mais en y réfléchissant plus tard je vis que mon action ressemblait à une subtilisation du délit criminel en faveur des soldats de l’oncle Hồ. J’avoue qu’à l’époque j’étais encore fanatique. Je voulais aussi protéger l’honneur des soldats de l’oncle Hồ, toujours glorifiés. Cependant, je commençais à douter : « Pourquoi a-t-on tué des gens en grand nombre et pêle-mêle et les abandonne-t-on ensuite ? Les coupables ont-ils perdu tout sentiment humain ? » Le travail achevé, je vins à la rencontre de Nghê pour lui présenter mes condoléances. Je ne pouvais m’empêcher de me sentir coupable. Nghê avait enterré provisoirement son père dans la cuisine. Pauvre Nghê… S’évertuer à suivre la révolution, et le jour où il conduit les soldats de l’oncle Hồ au hameau pour le libérer est aussi celui où ces soldats tuent son père ! Nghê n’avait pas encore fini de savourer sa joie qu’il devait subir un drame ironique et douloureux. Il me confia tristement : « Hier je vous ai obéi. J’ai récupéré deux chapeaux coniques de montres, bijoux et papiers d’identité des morts. Peu après, un soldat m’a dit de les lui remettre pour qu’il les gère. Je les lui ai tout livré pour qu’il s’occupe de l’inhumation de mon père. »

– Vous avez été trompé par ce type. Bah, oubliez cette histoire. Je vous présente sincèrement mes condoléances. La guerre apporte souvent des choses malchanceuses extrêmement douloureuses impossibles à prévoir. Je me sens moi-même fautif dans tout ça.

Des dizaines d’années ont passé. Lorsque tous les ans partout on commémore joyeusement la victoire du 30/4, me revient le souvenir obsédant des centaines d’habitants inoffensifs massacrés au hameau de Tân Lập. Qu’est devenue la fosse aux cadavres ? Comment l’a-t-on gérée ou l’a-t-on laissée telle quelle ? J’ai envie de revenir y allumer des bâtons d’encens pour demander pardon. Sans m’en apercevoir, ma bonne action avait aidé à l’occultation d’un crime. Non ! Les habitants de Tân Lập graveront cette histoire dans leur sang et leur moelle. La douleur de la grande injustice d’alors  n’a pas pu s’effacer. Quant à ceux qui avaient participé à ce massacre, peut-être que la conscience les tourmentait quand ils reçurent la médaille remise par le Parti et le gouvernement après la victoire. Cette pensée m’aide à avoir le courage de raconter cette histoire navrante. Après la libération du Sud je m’étais fait photographier en train d’enlever ma veste et d’en ôter l’étoile. Je voulus offrir la photo à un pays intime. Il se mit à trembler, le visage pâli : « Je n’ose pas accepter cette photo, si on la découvre, nous serons accusés de réactionnaires et ce sera notre mort ! » Mon ami avait raison d’avoir peur. Parce qu’il était membre du Parti. Mais ce qu’il ne comprenait pas, c’est que j’agissais ainsi par honte et remords pour le soldat de l’oncle Hồ à la pensée du massacre de Tân Lập.

Trần Đức Thạch, Ancien chef du Détachement de reconnaissance

Bataillon 8 – Régiment 266  – Division 341 – Corps d’armée 4