Par CAO Thị Phương Khanh
Il fut un temps où le TÊT était fêté à chaque début de l’année lunaire dans un petit coin d’Asie du Sud Est par une trentaine de millions de vietnamiens. Aujourd’hui, la diaspora vietnamienne présente un peu partout dans le monde, de l’hémisphère Sud, en Australie jusqu’aux villes les plus proches du cercle polaire, en Norvège, réveille toujours avec faste et dévotion les coutumes traditionnelles du nouvel an vietnamien dans leurs patries d’adoption. Mais encore beaucoup d’Occidentaux ne connaissent ce mot « Têt » que associé à « l’Offensive du Têt » ou « The Têt Offensive » en anglais, qui évoque vaguement pour eux un épisode lointain de la presque oubliée guerre du Viêt Nam.
Au moment du Têt 2018, un titre à la une des Nouvelles Calédoniennes, le quotidien de Nouvelle-Calédonie, m’a fait bondir d’indignation : « le Viêt Nam célèbre le cinquantième anniversaire de l’offensive du Têt« . Comment peut-on parler de célébration à propos d’un des épisodes les plus meurtriers de la guerre du VietNam (raconté notamment par Stanley Kubrick dans le film Full Metal Jacket) : j’ai compris plus tard, qu’en fait, « Les Nouvelles » ne faisaient que reproduire du matériel de presse officiel fourni par le régime vietnamien lui-même. Pendant des dizaines d’années, les communistes ont passé sous silence ce qui était un massacre barbare de la population de Hué, seule des villes attaquées où les Viet Cong ont réussi à se maintenir pendant trois semaines, pendant lesquelles les soldats sud-viêtnamiens ont tenu pied à pied aux portes de la ville, d’un côté de la Rivière des Parfums, alors que les américains étaient bloqués sur l’autre rive. Quand ils ont enfin fait leur jonction, ils ont repris la ville, rue après rue, maison après maison. Mais quand finalement les communistes, décimés, ont abandonné la place après avoir lancé dans la bataille, pour couvrir leur retraite, faute de combattants, des femmes qui les accompagnaient, (épisode de la sniper dans Full Metal Jacket et sacrifice complaisamment glorifié comme un exploit patriotique sur une grande page entière dans l’article des « Nouvelles Calédoniennes »), la magnifique capitale impériale, construite d’après la Cité Interdite de Pékin, n’était plus qu’un champ de ruines. Pendant des mois ensuite, les habitants de Hué ont déterré d’innombrables charniers pour retrouver tous ceux, dignitaires civils et militaires, intellectuels, fonctionnaires, que les occupants, infiltrés longtemps à l’avance, avaient soigneusement repérés puis arrêtés dès qu’ils ont pris possession de la ville, et systématiquement exécutés par milliers. On sait aujourd’hui qu’à ce stade de la guerre, en 1968, le Nord qui commençait à s’essouffler, a lancé toutes ses troupes dans cette opération d’envergure, pensant que l’armée sud-vietnamienne dont on disait tant de mal, allait complètement se débander, et que la population allait se soulever et les rejoindre en masse. Mais (et j’éprouve une immense fierté à l’écrire ici) pas une unité sud vietnamienne n’a fait défection. (Des anciens combattants américains en témoignent encore avec admiration.) Par contre, la population, terrifiée, n’oubliera jamais les exactions perpétrées et fuira dans la panique quand, en avril 1975, les tanks des « libérateurs » vont déferler sur le Sud. Ces derniers, devant l’échec désastreux de leurs plans en 1968, ont donc choisi d’occulter totalement leur déroute à Hué , et concentré leur effort de propagande sur ce qui se passait à Saigon et les répercussions de ces événements aux États-Unis. Une majorité d’Américains, entretenus depuis des années dans l’illusion d’une guerre facile, découvrent, effarés, depuis leur salle à manger, aux actualités télévisées du soir, dix Viet Cong attaquer « leur » ambassade, au cœur de Saigon. Tous ont été abattus sans pouvoir franchir les murs du bâtiment, mais qu’importe, le mal est fait : le choc psychologique est énorme. Puis la photo d’un officier sud-vietnamien, abattant en pleine rue, un civil menotté, achève de leur faire penser que leurs alliés sud vietnamiens sont des barbares sans foi ni loi.
LE POIDS DES MOTS, LE CHOC DES PHOTOS :
« Le poids des mots, le choc des photos » était, à l’époque, la devise du magazine français « PARIS MATCH ». Mais en France comme aux Etats-Unis, s’il y a bien eu le choc des photos, il n’y a pas eu de mots pour expliquer que l’officier sud-viêtnamien, le général Loan était chargé de la défense de Saigon, au moment de cette offensive du Têt, que lui et ses troupes étaient alors, depuis des jours, engagés en pleins combats de rue acharnés avec des ennemis organisés, préparés et qui avaient pour eux l’effet de surprise : en effet, la moitié des soldats sud-viêtnamiens ont été renvoyés chez eux, pour fêter traditionnellement le nouvel an en famille, profitant de la trêve de trois jours convenue avec les nord vietnamiens. Ces derniers avaient même demandé avec duplicité l’arrêt des combats pendant une semaine et n’ayant obtenu de leurs adversaires, quand même méfiants, que trois jours, ont décidé d’attaquer dès la première heure de la trêve, alors que le sud commençait le réveillon de nouvel an.
Pas de mots surtout pour expliquer que le civil menotté était le chef d’un des commandos qui avaient pris par surprise une garnison de chars aux portes de Saigon. La mère du commandant de la garnison, sa femme, et ses six enfants dont la petite dernière qui était encore un nourrisson, ont été alignés devant lui pour le forcer à donner le code pour déverrouiller les chars. Comme il s’obstinait à garder le silence, toute sa famille a été fauchée à la mitrailleuse et lui, ils l’ont décapité. Les cadavres jonchaient encore le sol quand les sud-viêtnamiens ont repris la garnison. (Ils ont pu secourir in extremis un des petits garçons qui, tombé blessé à côté de sa mère, a assisté, impuissant, à sa longue agonie.) Le général Loan venait d’apprendre cette boucherie quand on a amené devant lui le prisonnier présumé être le chef du commando. Un des enfants était son filleul. Il a dégainé son pistolet et a abattu le terroriste. Il aurait dit à ce moment-là : « cet individu a tué beaucoup des miens. Bouddha me le pardonnera. » Les pacifistes qui se déchaînaient contre la guerre du Viêt Nam lui feront payer ce geste le reste de sa vie. Des députés américains zélés pétitionneront pour demander son expulsion quand il sera admis comme réfugié aux États-Unis. Par contre, le photographe Eddie Adams, auteur de la photo, pour lequel il a reçu le prix Pulitzer, a passé le reste de sa vie à s’excuser auprès du général d’avoir « détruit la vie d’un héros » en ayant déclenché machinalement son objectif et ouvert ainsi la boîte de Pandore de l’exploitation médiatique de sa photo.
De façon incompréhensible, tous les journalistes étrangers présents ont complaisamment détourné leur regard du massacre de milliers d’habitants de Hué pour n’exploiter que l’effet « scoop » de l’exécution à Saigon, d’UN chef de commando nord vietnamien habillé en civil. Le choc d’une photo.
Les pacifistes de tous bords se sont rués sur cette aubaine pour retourner l’opinion publique américaine et mondiale comme une crêpe. C’était le début de la fin pour la guerre du Viêt Nam.
Des décennies après, de grandes universités américaines organisent encore des colloques pour épiloguer à n’en plus finir sur cette offensive du Têt, où une défaite militaire flagrante a été habilement transformée en victoire psychologique et stratégique.
En 2018, cinquante ans après avoir imposé la réunification violente du Viêt Nam, le régime communiste change de stratégie sur l’image de l’Offensive du Têt. La défaite cachée sera désormais « la première étape vers la reconquête du pays. » Et un nouveau dossier de presse sera distribué aux agences internationales. D’où l’article des « Nouvelles Calédoniennes ».
A l’époque, et pendant longtemps, il y a eu une voix dans le désert : un journaliste allemand, Uwe Siméon-Netto, a écrit un livre dont le titre en anglais est « A reporter’s love for the abandoned people of Vietnam ». (L’amour d’un reporter pour le peuple abandonné du Viêt Nam). Son livre s’ouvre sur un chapitre intitulé : « When Warriors wept » (Quand des guerriers pleurent). Les guerriers ici sont les premiers marines américains qui sont entrés dans Hué après que les communistes se soient retirés. Ils avançaient lentement parce que la route devant leurs camions devait d’abord être déblayée d’innombrables cadavres qui la jonchaient. Ils avaient tout le temps de voir des corps de femmes qui, visiblement, s’étaient préparées pour fêter le Têt : ongles vernis, toilettes neuves bariolées. Des bras rigides sortaient tout droit de terre, preuve qu’elles avaient été enterrées vivantes et avaient cherché désespérément à se dégager. Certains corps étaient enroulés autour de celui d’un enfant, comme si elles avaient voulu le protéger jusque dans la mort.
C’est ce spectacle qui a fait pleurer les « guerriers ».
Scandalisée par l’article paru dans « Les Nouvelles Calédoniennes », je me suis dit qu’il fallait que je rectifie le récit qui y est fait de l’Offensive du Têt, en diffusant le témoignage de Uwe SIMEON-NETTO. J’ai trouvé son adresse e-mail sur son blog et lui ai envoyé ma traduction du premier chapitre de son livre, en lui demandant l’autorisation de la diffuser. Il m’a aimablement répondu mais m’apprend qu’une version française de son livre existe déjà et a été publiée aux éditions « Les Indes Galantes ». Il était trop tard pour moi de commander le livre pour en prendre connaissance et en rendre compte. Il m’a également donné les coordonnées d’une journaliste à qui il venait de donner un long interview sur le sujet.
J’ai aussitôt essayé de la contacter mais elle ne m’a répondu que longtemps après et pour me dire que l’interview faisait partie d’un documentaire qu’elle était toujours en train de préparer.
Le temps passant, mon indignation a dû s’effacer progressivement, et aujourd’hui je n’arrive pas à retrouver le texte de ma traduction. Je me demande finalement si j’ai diffusé quelque chose.
Mais tous les ans, au moment du Têt, soyez sûrs qu’il y a toujours de par le monde, des femmes qui se ceignent la tête du bandeau blanc de deuil pour honorer la mémoire d’un père, d’un frère, d’un mari, d’un fils, dont certaines n’ont même pas retrouvé le corps.
Quelqu’un a dit qu’après l’Offensive du Têt, quand on entrait dans Hué, on avait l’impression de plonger dans une mer blanche, parce que tout le monde était en tenue de deuil.
Henry Kissinger a clos son livre de mémoires SORTIE DE CRISE Kippour 1973, Vietnam 1975, où il avait raconté la fin tragique de mon pays, avec ces Remerciements : « J’ai dédié ce livre à mes petits-enfants – … – dont je suis très fier, en espérant que lorsqu’ils grandiront, les problèmes évoqués dans ces pages seront devenus pour eux de l’histoire ancienne ».
Pour ma part, je sais que ma génération, celle de mes jeunes oncles, de mes frères, de mes amis d’enfance, de mes amoureux de jeunesse, ceux qui avaient à peine vingt ans au début des années soixante, ceux qui avaient sacrifié leurs études, leur jeunesse pendant vingt ans de guerre, et qui y ont parfois laissé leur vie, certains d’entre eux endurant ensuite des années dans les camps de rééducation, ceux-là qui, de leur chair et de leur sang, espéraient faire barrière au communisme, construire un état démocratique où seraient respectés les droits de l’homme et la liberté, tout simplement, je sais que, comme moi, ceux-là ne voudraient pas que pour leurs petits- enfants, leurs combats et leurs sacrifices puissent jamais devenir de l’histoire ancienne.